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Edward Saïd, le Palestinien de Columbia by g kohler 26 September 2003 11:53 UTC |
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obituary 2 from Le Monde (Paris, France) xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Edward Saïd, le Palestinien de Columbia LE MONDE | 26.09.03 | 13h24 Mort à New York, Edward Said, américain, grande figure de l'intelligentsia palestinienne, profondément marqué par l'exil, était un homme indépendant, aux identités multiples. Le visage était hâve. La maladie le rongeait depuis douze ans : leucémie lymphoïde chronique. Mais les yeux disaient encore tout. Vifs ou caressants, observateurs ou lointains. L'homme pouvait être d'une infinie douceur et infiniment cassant. Curieux et attentif, blessant l'instant suivant. La sensibilité à fleur de peau et le port aristocratique. Un homme double, triple, parfois jusqu'au paradoxal. Cette "polyphonie" constitutive de son identité intime, il la revendiquait. "J'ai l'impression, parfois, d'être un flot de courants multiples. Je préfère cela à l'idée d'un moi solide, identité à laquelle tant d'entre nous accordent tant d'importance", écrivait-il dans son dernier ouvrage : A contre-voie (Le Serpent à plumes, 2002). Multiple, Edward Said, mort à New York, mercredi 24 septembre à l'âge de 67 ans, l'était parce qu'il était palestinien mais aussi un parfait "cosmopolite", et encore très américain, profondément marqué par la liberté que lui avait offerte l'université aux Etats-Unis. Multiple parce que professeur mondialement reconnu de littérature comparée et aussi musicologue distingué (pianiste de talent, il ne manquait jamais d'envoyer sa critique musicale hebdomadaire à la revue de gauche new-yorkaise The Nation). Multiple parce que pourfendeur inlassable du sionisme et de la politique israélienne, mais presque seul à appeler ses compatriotes à prendre en compte la dimension de la Shoah et à trouver les chemins pour atténuer les peurs des Israéliens. Multiple parce que gloire vivante de l'intelligentsia palestinienne au sein de l'université la plus juive des Etats-Unis, Columbia à New York, où il connaissait certes des ennemis - il ne comptait plus les m enaces reçues -, mais aussi bien des amis, juifs pour beaucoup. Multiple encore parce que polémiste engagé, dénonciateur des régimes arabes corrompus et dictatoriaux, mais tout autant de la vision "orientaliste" prédominante en Occident, qu'il assimilait à un succédané sophistiqué de l'ancienne vision coloniale du monde arabo-musulman. Edward Said était de gauche mais ne fut jamais marxiste, les pensées closes et irréductibles lui étant profondément étrangères, qu'elles soient communistes ou "ethniques", mais aussi assez proche d'un Noam Chomsky. Ses conférences faisaient salle comble et ses ouvrages les gros titres des gazettes littéraires, mais lui s'est toujours senti "ailleurs", "nulle part à sa place", écrit-il encore dans son autobiographie. Chrétien de naissance imprégné de culture arabo-musulmane, il était à la fois profondément vulnérable et "diva". Multiple d'abord parce qu'il était le prototype de l'intellectuel témoin libre, inclassable et instinctivement méfiant de tous les pouvoirs. Cela lui valut quelques détestations tenaces, y compris parmi ses compatriotes palestiniens, où sa posture de Cassandre, sempiternel "donneur de leçon" du haut de sa stature académique internationale, ne fut pas toujours appréciée. Né à Jérusalem, en Palestine, sous mandat britannique, le 1er novembre 1935, dans une famille aisée aux ramifications nombreuses en Palestine et jusqu'au Liban, Edward Said suit ses parents qui s'installent définitivement au Caire en 1947. Tous leurs biens restés en Palestine, appartements et commerces, comme ceux des autres membres de leur famille élargie, seront perdus à l'issue de la guerre de 1948 et de la création d'Israël. Sa mère, jusqu'à sa mort, n'acceptera jamais de prendre une autre nationalité que celle de "réfugiée palestinienne". Si, comme il l'expliqua, lui ne se sentit jamais "réfugié", il porta en lui, jusqu'à son dernier souffle, la marque de la perte et de l'exil. Peu comme lui ont su décrire ce Caire aujourd'hui disparu de la fin de la monarchie coloniale, sous Farouk, ville bigarrée, cosmopolite et culturelle, où, à l'école huppée où il est inscrit, Edward entend autant le français et l'italien que l'anglais. D'arabe, point, ou si peu. Il a 17 ans quand sa famille l'envoie étudier aux Etats-Unis. Princeton, puis Harvard, où il obtient un doctorat de littérature comparée. En 1963, il intègre Columbia. C'est donc comme professeur de littérature comparée qu'il se fera connaître - avec, d'abord, un ouvrage consacré à Joseph Conrad. Dès l'abord, le jeune universitaire s'intéresse de près à la "littérature coloniale". "Avec cette première ouvre, dit Michael Wood, ami proche et lui aussi professeur de littérature comparée, à Princeton, Said modifie complètement l'approche de la littérature. Non seulement il renouvelle la lecture d'Au cour des ténèbres, mais il revisite le rapport de l'écrivain à l'écrit et à lui-même. Le jeune Said impose l'idée qu'être écrivain est un projet, qu'à travers un livre l'écrivain cherche aussi à bâtir l'image de lui-même qu'il veut laisser, qu'on n'est pas écrivain en soi, on ne l'est que par rapport aux autres et au monde." Ce sillon-là, cette idée que rien "n'existe en soi", ni l'écrivain, ni la littérature, ni les peuples, ni l'islam, ni l'Occident, que "rien n'est", ni n'a de sens ni n'est compréhensible, hors du monde et de la relation à "l'autre", Said va l'approfondir sans cesse, élargissant progressivement ses domaines d'intérêt avec une passion de la connaissance jamais démentie. Dans son domaine académique, ajoute Michael Woods, il va bientôt faire plus : avec son second ouvrage, Beginnings (1970), consacré à la modernité, à travers une lecture de Darwin, Freud et Marx en particulier, c'est lui "qui introduit aux Etats-Unis Derrida, Foucault, Lacan, alors très peu connus ici". Mais c'est évidemment son Orientalism qui va, en 1978, le consacrer. Ouvre foisonnante, d'abord essai de littérature critique où l'auteur jongle entre ses multiples lectures, des ouvres "coloniales" - Kipling s'est ajouté à Conrad comme l'un de ses auteurs de prédilection - jusqu'à Nerval ou Flaubert. Texte majeur, qui, comme l'induit le sous-titre de sa traduction française ("L'Orient créé par l'Occident"), à travers l'étude des ouvres littéraires et de celles des "spécialistes" américains, se veut une critique et une réfutation radicale du discours occidental, qui "fabrique" un monde et un espace arabo-musulman pseudo immuable, selon Said imaginaire mais répondant à ses intérêts : la perpétuation de sa domination sur lui. De tous les orientalistes, c'est Bernard Lewis, le plus célèbre, qui fera l'objet de ses plus virulentes attaques. En caricaturant : Lewis, en historien, explique que l'islam, après un millénaire de puissance, est entré dans une phase de déclin inexorable par fermeture sur lui-même et par incapacité à prendre le train de la modernité politique et technologique occidentale. Il porte seul la responsabilité de ce déclin et personne d'autre que lui-même ne l'en sortira, conclut le maître de Princeton. Faux ! rétorque Said en "analyste du discours". D'abord parce que l'islam comme catégorie sui generis n'existe pas - d'ailleurs, "Orient et Occident ne correspondent à aucune réalité stable en tant que faits naturels" -, ensuite parce que le pseudo-"monde arabo-musulman" est aussi celui que les Occidentaux, en particulier par le colonialisme, en ont fait. La vision biaisée des "orientalistes", conclut-il, ne sert que les intérêts néo-impérialistes des puissances occidentales, Etats-Unis en tête. La polémique a duré vingt ans, acerbe et violente, prenant souvent un ton très personnel, durant lesquels Said a ajouté mille articles et deux grands textes : Culture et impérialisme (1993), puis un ajout à son Orientalism (1995). La polémique a évidemment empiré avec l'Intifada et la guerre en Irak. "De fait, dit Abdallah Hammoudi, directeur du Centre d'études interrégionales du Moyen-Orient, de l'Afrique du Nord et de l'Asie centrale contemporains à Princeton, Said a pronostiqué la fin de l'orientalisme, parce qu'il annonçait son triomphe dominateur. Le débat a été clos : Lewis est devenu le spécialiste du monde arabe le plus écouté des néoconservateurs. L'orientalisme dénoncé par Edward Said comme vecteur intellectuel d'une domination politique est aujourd'hui la science officielle de l'empire dans cette région du monde". Interrogé par Le Monde, Bernard Lewis n'a pas souhaité s'exprimer à l'occasion de la mort de son adversaire. "De mortuis nihil nisi bonum", a-t-il tranché : des morts, on ne peut rien dire d'autre que du bien. A la parution de Orientalism, nombre d'intellectuels arabes et musulmans jubilèrent. Enfin l'un d'entre nous capable de clore le bec aux impérialistes ! Ils devaient vite déchanter. Personne plus que Said n'a dénoncé la faillite des nationalismes arabes postcoloniaux, abandonnant leurs peuples à la misère, sombrant dans le népotisme et la corruption. Aucun n'a vilipendé avec autant de virulence la "trahison des clercs" des pays arabes. A commencer par les "siens". L'Autorité palestinienne, lasse de ses incessantes critiques de sa "trahison" à Oslo (l'accord de reconnaissance mutuelle signé avec Israël en août 1993), de la corruption qui règne en son sein et du portrait sans aménité qu'il faisait de Yasser Arafat - "un personnage tragique. (...) Malheureusement il n'est pas Mandela. Il n'est pas la Palestine. Il n'est qu'un homme qui n'a jamais su être un démocrate ni consulter son peuple", déclarait-il au Mondeen octobre 1999 - cette Autorité, donc, devait, en 1996, interdire un temps à la vente les ouvrages du plus célèbre intellectuel palestinien ! Said avait l'habitude : Israël avait fait de même dans les territoires occupés depuis 1967. PLUS que le professeur, depuis dix ans, le grand public connaissait mieux l'infatigable polémiste sur la question israélo-palestinienne. Son attitude envers la solution du conflit a varié. On l'a récemment beaucoup présenté comme l'apôtre d'un Etat "binational" - donc du refus de l'Etat juif. On oublie qu'il fut parmi les tout premiers Palestiniens à prôner publiquement, au contraire, la reconnaissance d'Israël. En 1979, après avoir rejoint le Conseil national palestinien, le "parlement" de l'OLP à l'époque, Said publiait The Question of Palestine, appelant ses compatriotes à admettre la réalité de l'existence d'Israël. Alors pourquoi, quinze ans plus tard, cette hostilité vindicative, radicale, à l'accord d'Oslo ? Il s'en est souvent expliqué. Sa conviction, dès 1993, était que cet accord ne pouvait aboutir qu'à la transformation d'Arafat en courroie de transmission des intérêts israéliens ou, s'il n'y donnait pas prise, à une nouvelle catastrophe pour son peuple. Quant à l'"Etat binational" réunissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de l'identité nationale de l'autre, il en avait effectivement soutenu l'idée. "Que faire des Palestiniens d'Israël ? Et des juifs qui vivent dans les colonies ? On ne va pas déplacer tous ces gens. Alors je me dis : nous sommes déjà mélangés ; pourquoi ne pas en profiter pour fonder le premier Etat laïque du Proche-Orient ?", expliquait-il en 1999. Trois ans plus tard, il nous disait cependant que, si l'Etat laïque multiethnique restait "la meilleure solution, (...) sans doute faudra-t-il une étape transitoire, avec deux Etats côte à côte". En attendant, avec le chef d'orchestre israélien Daniel Barenboïm, avec qui il entretenait une complicité intellectuelle et artistique continue et intense, il s'était attelé à l'un de ses ultimes projets : réunir dans un même ensemble, le West Eastern Divan, des musiciens des pays arabes, des Palestiniens et des Israéliens. A Ramallah, Mustafa Barghouti, qui avait fondé avec Edward Said l'Initiative nationale palestinienne, un "mouvement luttant pour la démocratie en Palestine", a regretté la disparition d'un "porte-parole de la cause palestinienne articulé, inspiré et admiré comme aucun autre". Professeur d'études proche-orientales à Chicago et Columbia, Palestinien lui aussi, Rashid Khalidi, extrêmement ému, a salué un homme qui "n'avait jamais été d'aucune paroisse, n'était pas un politicien. Un honnête homme dont l'engagement pour la Palestine était dicté par le besoin de voir la justice se faire". "En douze ans, depuis le diagnostic de sa leucémie, il a fait plus qu'aucun de nous ne pourrait aspirer à faire en une ou deux vies." D'Edward Said, Salman Rushdie avait dit qu'"il lisait le monde d'aussi près qu'il lisait les livres". Sylvain Cypel Bibliographie sélective : - A Contre-Voie, Le Serpent à plumes, 2002.- L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Le Seuil, "La Couleur des idées", 1997.- Israël-Palestine : l'égalité ou rien, La Fabrique, 1999. . ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.09.03
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